En matière de droit au logement, la confrontation entre le droit de propriété et la protection des personnes vulnérables constitue un défi juridique majeur. Les situations où un propriétaire souhaite récupérer son bien occupé par une personne en état de fragilité morale ou psychique soulèvent des questions complexes, tant sur le plan légal qu’éthique. La jurisprudence française a progressivement élaboré un cadre protecteur pour ces occupants, reconnaissant leur vulnérabilité comme un facteur atténuant la possibilité d’expulsion immédiate. Cette protection s’inscrit dans une perspective plus large de droits fondamentaux, où le droit au logement et la dignité humaine peuvent temporairement primer sur d’autres considérations patrimoniales. Ce sujet, à la croisée du droit civil, du droit social et des droits de l’homme, mérite une analyse approfondie pour comprendre les mécanismes juridiques en jeu et leurs implications concrètes.
Le cadre juridique entourant la protection des occupants vulnérables
Le droit français a développé un ensemble de dispositifs visant à protéger les personnes en situation de vulnérabilité face au risque de perte de logement. Cette protection repose sur plusieurs piliers législatifs qui limitent le pouvoir d’expulsion des propriétaires lorsque l’occupant présente une fragilité particulière.
La loi DALO (Droit Au Logement Opposable) du 5 mars 2007 constitue une avancée majeure en reconnaissant le logement comme un droit fondamental. Elle établit des recours pour les personnes menacées d’expulsion sans solution de relogement, particulièrement lorsqu’elles présentent des vulnérabilités. Parallèlement, la loi Besson du 31 mai 1990 affirme que « garantir le droit au logement constitue un devoir de solidarité pour l’ensemble de la nation », posant ainsi les bases d’une protection renforcée.
En matière de procédure d’expulsion, le Code des procédures civiles d’exécution prévoit des mécanismes spécifiques. L’article L412-6 instaure la trêve hivernale, période durant laquelle aucune expulsion ne peut être mise en œuvre. Cette protection temporelle s’avère particulièrement précieuse pour les personnes vulnérables. De plus, l’article L412-3 permet au juge d’accorder des délais renouvelables aux occupants, pouvant aller jusqu’à trois ans dans certaines circonstances exceptionnelles liées à la situation personnelle de l’occupant.
La jurisprudence a considérablement enrichi ce cadre législatif. Dans un arrêt notable du 4 juillet 2019, la Cour de cassation a rappelé que « l’état de santé de l’occupant et sa vulnérabilité psychique constituent des éléments déterminants dans l’appréciation de la proportionnalité d’une mesure d’expulsion ». Cette décision s’inscrit dans une tendance jurisprudentielle qui intègre les considérations humanitaires dans l’application du droit du logement.
La définition juridique de la vulnérabilité morale
La notion de vulnérabilité morale reste relativement floue dans les textes, mais la pratique judiciaire a permis d’en dessiner les contours. Elle englobe généralement:
- Les troubles psychiques ou psychiatriques attestés médicalement
- Les situations de détresse psychologique sévère
- Les cas de dépression majeure ou d’anxiété invalidante
- Les personnes sous mesure de protection juridique (tutelle, curatelle)
Le Code pénal apporte un éclairage complémentaire à travers son article 223-15-2 qui définit la vulnérabilité comme « un état de sujétion psychologique ou physique résultant de l’exercice de pressions graves ou réitérées ou de techniques propres à altérer son jugement ». Cette définition, bien que formulée dans un contexte différent, nourrit l’interprétation judiciaire de la vulnérabilité morale dans les affaires de logement.
Les tribunaux s’appuient généralement sur des expertises médicales et sociales pour évaluer cette vulnérabilité, reconnaissant ainsi la dimension multifactorielle de cette notion. Le juge dispose d’un pouvoir d’appréciation substantiel pour déterminer si l’état psychologique d’un occupant justifie une protection renforcée face à une procédure d’expulsion.
L’équilibre fragile entre droit de propriété et protection de la vulnérabilité
La confrontation entre le droit de propriété, constitutionnellement garanti, et la nécessaire protection des personnes vulnérables crée une tension juridique que les tribunaux doivent résoudre au cas par cas. Cette dialectique s’inscrit au cœur même de notre ordre juridique.
Le Conseil constitutionnel a affirmé à plusieurs reprises la valeur fondamentale du droit de propriété. Dans sa décision n°81-132 DC du 16 janvier 1982, il qualifie ce droit de « liberté fondamentale » dont la conservation constitue « l’un des buts de la société politique ». Néanmoins, cette même juridiction reconnaît que le droit de propriété peut connaître des limitations justifiées par l’intérêt général, à condition qu’elles n’en dénaturent pas le sens et la portée.
Parallèlement, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a développé une jurisprudence nuancée sur cette question. Dans l’arrêt Winterstein c. France du 17 octobre 2013, elle a considéré que l’expulsion de personnes vulnérables sans solution de relogement pouvait constituer une violation de l’article 8 de la Convention, qui protège le droit au respect de la vie privée et familiale. La Cour exige ainsi un contrôle de proportionnalité entre les mesures d’expulsion et la situation personnelle des occupants.
Cette approche équilibrée se traduit dans la pratique judiciaire française. Les juges d’instance, compétents en matière d’expulsion, doivent procéder à une mise en balance des intérêts en présence. Ils examinent non seulement la légitimité de la demande du propriétaire, mais aussi les conséquences potentielles d’une expulsion sur la santé physique et mentale de l’occupant vulnérable.
Le principe de proportionnalité comme outil de décision
Le principe de proportionnalité s’est imposé comme un instrument central dans la résolution de ces conflits. Ce principe, d’inspiration européenne, exige que toute restriction à un droit fondamental soit adaptée, nécessaire et proportionnée au but poursuivi.
- L’adaptabilité de la mesure d’expulsion au regard de la situation du propriétaire
- La nécessité de l’expulsion face aux alternatives possibles
- La proportionnalité stricto sensu entre les avantages pour le propriétaire et les inconvénients pour l’occupant vulnérable
Dans un arrêt du 17 décembre 2020, la Cour d’appel de Paris a ainsi refusé d’ordonner l’expulsion immédiate d’une personne souffrant de troubles bipolaires, estimant que « la mesure sollicitée aurait des conséquences disproportionnées sur l’état de santé de l’occupante, dont la vulnérabilité psychique est médicalement attestée ». Cette décision illustre parfaitement l’application concrète du principe de proportionnalité.
Le législateur a lui-même intégré cette logique de proportionnalité en prévoyant des dispositifs comme le sursis à exécution des décisions d’expulsion, particulièrement lorsque le relogement ne peut être assuré dans des conditions normales (article L.412-4 du Code des procédures civiles d’exécution).
Les mécanismes de protection spécifiques aux occupants moralement vulnérables
Au-delà du cadre général de protection contre les expulsions, le droit français a développé des mécanismes spécifiquement adaptés aux situations de vulnérabilité morale ou psychique. Ces dispositifs forment un maillage protecteur pour les occupants dont l’état mental constitue un facteur de fragilité supplémentaire.
La Commission de coordination des actions de prévention des expulsions locatives (CCAPEX) joue un rôle central dans ce dispositif. Créée par la loi du 25 mars 2009, cette instance départementale examine les situations individuelles des ménages menacés d’expulsion, avec une attention particulière pour les cas de vulnérabilité. Elle peut recommander des mesures d’accompagnement social ou médico-social adaptées à la situation psychologique de l’occupant.
Le juge judiciaire dispose également de prérogatives étendues pour protéger ces occupants vulnérables. L’article L412-4 du Code des procédures civiles d’exécution lui permet d’accorder des délais chaque fois que le relogement des intéressés ne peut avoir lieu dans des conditions normales. Cette disposition prend une résonance particulière lorsque l’occupant présente des troubles psychiques qui compliquent sa réinsertion dans un nouveau logement.
La procédure d’expulsion elle-même intègre des garanties spécifiques. Le préfet, avant d’accorder le concours de la force publique, doit apprécier les conséquences de l’expulsion, notamment sur les personnes vulnérables. Une circulaire interministérielle du 26 octobre 2012 précise que « une attention particulière doit être portée aux situations de détresse psychologique ou psychiatrique » dans l’examen des demandes de concours de la force publique.
Le rôle des acteurs médico-sociaux dans la protection
Les services sociaux et médico-sociaux constituent un maillon essentiel du dispositif de protection des occupants vulnérables. Leur intervention permet d’objectiver la situation de vulnérabilité et de proposer des solutions adaptées.
- Les services psychiatriques peuvent attester de l’état mental de l’occupant et des risques liés à une expulsion
- Les services sociaux départementaux évaluent la situation globale et proposent des accompagnements
- Les mandataires judiciaires à la protection des majeurs interviennent lorsque l’occupant est sous mesure de protection
La loi du 5 mars 2007 réformant la protection juridique des majeurs a renforcé ce volet en prévoyant que les mesures de protection (tutelle, curatelle) doivent prendre en compte les besoins de logement de la personne protégée. Un mandataire judiciaire peut ainsi s’opposer à une procédure d’expulsion s’il estime qu’elle compromet gravement l’équilibre psychique de son protégé.
Le secteur associatif joue également un rôle déterminant. Des associations comme la Fondation Abbé Pierre ou Médecins du Monde interviennent régulièrement pour soutenir les personnes vulnérables menacées d’expulsion, notamment en fournissant des attestations médico-sociales qui peuvent influencer la décision du juge ou du préfet.
Les limites et exceptions au refus d’expulsion des occupants vulnérables
Si la vulnérabilité morale constitue un facteur de protection contre l’expulsion, cette protection n’est pas absolue. Le droit français reconnaît plusieurs situations où l’expulsion d’un occupant vulnérable peut être justifiée, malgré les risques pour sa santé mentale.
La mauvaise foi de l’occupant peut constituer un motif légitime d’expulsion. Dans un arrêt du 28 novembre 2018, la Cour de cassation a confirmé qu’un comportement manifestement abusif de l’occupant, même vulnérable, pouvait justifier son expulsion. Cette jurisprudence vise à prévenir l’instrumentalisation de la vulnérabilité comme moyen de se maintenir indûment dans les lieux.
Les troubles de voisinage graves causés par l’occupant vulnérable peuvent également justifier l’expulsion. La Cour d’appel de Versailles, dans un arrêt du 9 mai 2019, a ainsi validé l’expulsion d’une personne souffrant de troubles psychiatriques qui causait des nuisances sonores récurrentes et des dégradations dans l’immeuble. Le tribunal a considéré que « si l’état de santé mentale de l’intéressé mérite considération, il ne saurait justifier des comportements qui portent gravement atteinte à la tranquillité des autres occupants ».
L’insalubrité du logement due au comportement de l’occupant peut constituer un autre motif d’expulsion. Lorsque l’état psychologique de l’occupant le conduit à dégrader significativement le logement (syndrome de Diogène, par exemple), compromettant ainsi la sécurité du bâtiment, l’expulsion peut être ordonnée, généralement assortie d’une obligation de soins.
Les alternatives à l’expulsion pure et simple
Face aux limites de la protection absolue, la jurisprudence et la pratique administrative ont développé des solutions intermédiaires qui permettent de concilier les intérêts du propriétaire et la protection de l’occupant vulnérable.
- Le relogement adapté dans une structure médicalisée ou semi-médicalisée
- La mise en place d’une mesure d’accompagnement social personnalisé (MASP)
- L’intervention d’un mandataire judiciaire pour gérer temporairement la situation locative
Dans une ordonnance de référé du 15 janvier 2021, le Tribunal judiciaire de Nanterre a ainsi ordonné le relogement d’un occupant vulnérable dans une résidence adaptée plutôt que son expulsion pure et simple. Le juge a motivé sa décision par « la nécessité de garantir à la fois les droits du propriétaire et la continuité des soins psychiatriques dont bénéficie l’occupant ».
La loi ELAN du 23 novembre 2018 a renforcé ces dispositifs intermédiaires en facilitant la mobilisation du contingent préfectoral pour le relogement des personnes vulnérables menacées d’expulsion. Elle prévoit notamment la possibilité d’attribuer prioritairement des logements adaptés aux personnes souffrant de troubles psychiques.
Perspectives d’évolution : vers une meilleure conciliation des droits fondamentaux
L’évolution récente du droit du logement témoigne d’une prise de conscience croissante des enjeux liés à la vulnérabilité morale des occupants. Cette tendance s’inscrit dans un mouvement plus large de reconnaissance des droits des personnes vulnérables et appelle à de nouvelles approches juridiques.
L’influence du droit européen se fait sentir de manière croissante dans ce domaine. La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne reconnaît explicitement, dans son article 34, le droit à une aide au logement destinée à assurer une existence digne à tous ceux qui ne disposent pas de ressources suffisantes. Cette disposition, combinée à l’article 26 qui reconnaît le droit des personnes handicapées à bénéficier de mesures d’intégration, fournit un cadre normatif favorable à la protection des occupants vulnérables.
La jurisprudence de la CEDH exerce également une influence significative. Dans l’arrêt Yordanova et autres c. Bulgarie du 24 avril 2012, la Cour a considéré que les autorités nationales devaient prendre en compte la vulnérabilité particulière des occupants avant de procéder à leur expulsion. Cette approche, fondée sur un contrôle de proportionnalité rigoureux, inspire progressivement les juridictions françaises.
Sur le plan national, plusieurs pistes de réforme sont envisagées pour renforcer la protection des occupants vulnérables tout en préservant les droits légitimes des propriétaires. Le Défenseur des droits a ainsi recommandé, dans un rapport de 2020, la création d’un « fonds de garantie pour les propriétaires dont le bien est occupé par une personne vulnérable ne pouvant être expulsée ». Cette proposition vise à indemniser les propriétaires pendant la période où l’expulsion est différée pour raisons humanitaires.
Vers une approche préventive et pluridisciplinaire
L’avenir de la protection des occupants vulnérables semble s’orienter vers une approche plus préventive et pluridisciplinaire, où l’intervention judiciaire ne constituerait qu’un ultime recours.
- Le développement des commissions locales de santé mentale qui peuvent intervenir en amont des procédures d’expulsion
- Le renforcement des équipes mobiles psychiatrie-précarité (EMPP) qui assurent un suivi des personnes vulnérables
- La création de logements adaptés pour les personnes souffrant de troubles psychiques
La loi du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé a déjà amorcé ce virage en renforçant les dispositifs d’accompagnement médico-social des personnes souffrant de troubles psychiques. Elle prévoit notamment la possibilité de mettre en place un « projet territorial de santé mentale » qui peut inclure un volet spécifique sur le logement des personnes vulnérables.
Cette évolution vers une approche globale et coordonnée répond à la complexité des situations impliquant des occupants moralement vulnérables. Elle traduit une prise de conscience: la réponse judiciaire seule ne suffit pas à résoudre ces situations, qui appellent une mobilisation de l’ensemble des acteurs sanitaires, sociaux et juridiques.
Réflexions finales sur l’équilibre à trouver
La question de l’expulsion des occupants moralement vulnérables illustre parfaitement les tensions inhérentes à notre système juridique, tiraillé entre protection des plus fragiles et respect des droits patrimoniaux. Cette dialectique permanente invite à repenser notre conception même du droit et de sa fonction sociale.
La dignité humaine, principe à valeur constitutionnelle reconnu par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 27 juillet 1994, constitue un point d’ancrage fondamental dans cette réflexion. Elle implique que toute personne, quelle que soit sa situation, doit être traitée avec respect et considération. Appliquée au domaine du logement, cette exigence impose de ne jamais réduire l’occupant vulnérable à sa seule qualité d’occupant sans droit ni titre, mais de le considérer dans toute sa dimension humaine et sociale.
Cette approche humaniste du droit ne signifie pas pour autant un effacement des droits des propriétaires. La propriété privée demeure un pilier de notre ordre juridique, et sa protection légitime ne saurait être systématiquement écartée au profit d’autres considérations. L’enjeu réside précisément dans la recherche d’un équilibre qui ne sacrifie ni la protection des vulnérables, ni les droits légitimes des propriétaires.
Les magistrats se trouvent en première ligne face à ce défi d’équilibre. Leur pouvoir d’appréciation, nourri par une formation juridique mais aussi par une sensibilité aux réalités sociales, constitue souvent le dernier rempart contre des solutions trop radicales dans un sens comme dans l’autre. Comme le soulignait le Premier président de la Cour de cassation dans un discours de rentrée judiciaire en 2019: « Le juge n’est pas seulement la bouche de la loi; il est aussi celui qui doit insuffler l’humanité dans l’application de règles qui, prises isolément, pourraient conduire à des solutions inéquitables ».
La nécessité d’une approche au cas par cas
L’une des leçons majeures qui se dégage de l’étude de ce sujet est l’impossibilité d’établir des règles uniformes et rigides. Chaque situation d’occupation par une personne vulnérable présente des particularités qui appellent un traitement individualisé.
- La nature et l’intensité des troubles psychiques de l’occupant
- La situation personnelle du propriétaire et ses besoins légitimes
- Les alternatives de logement disponibles sur le territoire concerné
Cette nécessaire approche au cas par cas ne doit pas être perçue comme une source d’insécurité juridique, mais plutôt comme la reconnaissance de la complexité inhérente aux situations humaines. Elle invite les acteurs du droit à développer une forme de « casuistique éclairée », où chaque décision s’inscrit dans un cadre de principes communs tout en s’adaptant aux spécificités de l’espèce.
En définitive, la protection des occupants moralement vulnérables face aux procédures d’expulsion constitue un laboratoire où s’élabore, au quotidien, un droit plus attentif à la condition humaine. Ce chantier permanent nous rappelle que le droit n’est pas une fin en soi, mais un instrument au service d’une société plus juste et plus respectueuse de tous ses membres, y compris – et peut-être surtout – les plus fragiles d’entre eux.
